Petits essais en forme de notules

Malraux définit le lecteur par vocation comme celui qui jouit de «la faculté d'éprouver comme présents les chefs-d'oeuvre du passé»...



Je souscris à cette définition et m'attacherai à présenter ici quelques réflexions au fil de mes lectures qui suivent rarement l'actualité littéraire, pour le plaisir de partager découvertes ou, éventuellement, récriminations... . Quoique, la vie étant bien courte, il vaut mieux, dans la mesure du possible, écarter le désagréable lorsque cela, comme il arrive trop rarement, est en notre pouvoir et vouloir.






vendredi 23 novembre 2012

Photographie de la semaine (33) : les chuchoteuses

Les Chuchoteuses de Rose-Aimée Bélanger (2002)
rue St-Paul, placette Saint-Dizier, Vieux-Montréal

Je n'ai jamais enseigné l'oeuvre de Tremblay; j'en connais pourtant l'essentiel ayant lu chaque nouveau texte au moment de sa publication et vu plusieurs des pièces de celui qui demeure probablement à ce jour notre plus grand dramaturge, ne serait-ce que par l'ampleur d'une oeuvre qui n'est d'ailleurs pas encore close.

Je vous envoyais donc en toute confiance, l'an dernier, voir la production Belles-soeurs lorsqu'elle a été annoncée à Paris, mais éloignement, calendrier ou histoire de gros sous ont fait en sorte que je n'ai guère eu d'échos et comme je suis une inénarrable tête de mule -comment survivre autrement dans le monde de l'enseignement ou dans notre monde tout court? -, je reviens aujourd'hui à la charge, histoire de narguer madame Cauchard qui, en hypokhâgne à Lyon, m'avait interdit d'utiliser des exemples tirés de la littérature québécoise.  Tête de mule ou, les mauvais jours, tête de cochon...

Depuis que j'ai vu pour la première fois cette sculpture sur la page Facebook d'une collègue, je n'ai cessé de l'associer plus ou moins consciemment, sans en rien connaître à l'origine, aux trois soeurs que l'on retrouve  dans certaines oeuvres de Michel Tremblay. Or, la semaine dernière, m'acheminant vers un restaurant trop bruyant du Vieux-Montréal, je suis tombée par hasard sur le trio qui, vu l'éclairage nocturne, semble plutôt en chocolat qu'en bronze, ce qui n'est pas pour me déplaire.

Les chuchoteuses de Rose-Aimée Boulanger* se trouve sur la rue St-Paul, pas très loin de la basilique Notre-Dame. Les entrevues visionnées sur la toile n'indiquent pas de parenté avouée entre l'oeuvre de la sculpteure et celle de Tremblay dont je vous parlerai quand même...

***

Pour faire une histoire courte, disons que Tremblay aime brouiller la chronologie. Ainsi met-il en scène, dans Albertine en cinq temps, le même personnage joué par cinq comédiennes différentes incarnant cinq âges de la vie du même personnage.  Il a d'ailleurs appliqué ce brouillage à l'élaboration même de son oeuvre puisqu'ayant tout d'abord écrit de nombreuses pièces de théâtre, il est, par la suite, revenu sur ses pas pour exposer le passé de ses personnages à travers le cycle romanesque intitulé Les Chroniques du plateau Mont-Royal.  

C'est dans ces chroniques, teintées de ce que l'on a appelé le «réalisme fantastique» que Michel Tremblay a intégré une sorte d'avatar «québécisé» des Parques, devenues quatre comme les trois mousquetaires... En lieu et place de Clotho, Lachésis et Atropos, la première tenant un fuseau sur lequel la seconde enroule un fil que la troisième coupera, nous retrouverons Rose, Mauve et Violette, trois tricoteuses interchangeables qui accompagnent les destinées des membres de la famille de Victoire, cette ancêtre première à la manière de l'Adélaïde Fouque des Rougon-Macquart. Elles apparaissent dès la toute première page de La Grosse femme d'à côté est enceinte tricotant les «pattes de bébé» pour l'enfant à venir de la grosse femme. À l'encontre des Parques, ces trois soeurs sont également des artistes, Rose excellant en poésie et les deux autres s'adonnant à la musique.

Ces personnages transcendent époques et générations. Seuls les êtres ayant une forme de double vue comme les artistes Josaphat-le-Violon, frère de Victoire ou Marcel, son petit-fils, voient les trois soeurs et leur mère, Florence. 

Univers à découvrir...

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* Les minces renseignements recueillis sur la toile accordent la maternité de cette oeuvre à Rose-Aimée Bélanger dont l'histoire est pour le moins touchante. Née en 1923, elle ne disposait pas des subsides nécessaires pour poursuivre ses études en arts.  C'est donc à l'âge de cinquante ans, après avoir élevé huit enfants, qu'elle put enfin se concentrer à cette passion qui ne l'avait jamais quittée. Ses «femmes rondes», comme elle aime les appeler, tout d'abord de petits formats, ont à son grand étonnement intéressé un galeriste ontarien et sont maintenant vendues à travers tout le Canada.  La sculpture de la rue St-Paul pourrait d'ailleurs être acquise par un amateur fortuné prêt à débourser $75 000.


Amartia est à l'origine de cette chronique

P.S. On excusera ma défection de la semaine dernière, chaque existence comportant des évènements grinçants...